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Wolfgang Amadeus Mozart | Mitridate, re di Ponto
Vanessa Goikoetxea, Maria Kokareva, Jessica Pratt, Levy Sekgapane, etc.
L’expérience de l’opéra joué en version de concert demeure sans doute le meilleur moyen d’approfondir les œuvres ou de les aborder, contrairement à une idée reçue, en laquelle nous-mêmes avons longtemps cru, qui place la mise en scène en nécessité absolue. L’opéra est-il du théâtre ? La réponse positive s’impose, ses opus étant écrits dans le but d’être représentés à la scène, et cependant, retrouver ceux du répertoire dépourvus de tout attribut de théâtralité semble un avantage, sans qu’il s’agisse ici de grogner à l’encontre de nos bien chers metteurs en scène et de leurs extrapolations plus ou moins heureuses. Après Così fan tutte, Andrea Chénier, Le comte Ory, Alcina, L’incoronazione di Poppea, Don Giovanni, Le nozze di Figaro [lire notre chronique du 26 mars 2025], Persée et Der Freischütz [lire notre chronique du 30 avril 2025], c’est vers l’adolescent Mozart que se tourne le Théâtre des Champs-Élysées, en choisissant l’opera seria composé par le jeune Salzbourgeois pour Milan en 1770. Alors dans sa quinzième année, le compositeur, qui, trois ans plus tôt, avait déjà livré une première contribution au genre (Apollo und Hyacint), se voit commander trois titres seria : ainsi le Teatro Regio Ducale créa-t-il Mitridate, re di Ponto le 26 décembre 1770, puis Ascanio in Alba le 17 octobre 1771, enfin Lucio Silla le 25 décembre 1772, un peu plus de trois ans avant d’être détruit par un funeste incendie de carnaval.
Au musicien, l’argument de l’œuvre est imposé par le commanditaire, ainsi que la distribution vocale. À partir de la tragédie de Racine (Mithridate, 1672), le Turinois Vittorio Amedeo Cigna-Santi, auteur de plusieurs libretti dont le fameux Moctezuma maintes fois mis en musique de 1764 à 1781, fournissait au Bergamasque Quirino Gasparini le texte de son Mitridate, re di Ponto : c’est sur ce livret que Mozart eut à travailler, et non sur ceux concoctés, sur la même source littéraire, dans la première moitié du siècle par Girolamo Frigimelica Roberti pour Scarlatti (Mitridate Eupatore, 1707) et par Filippo Vanstryp pour Porpora (Mitridate, 1730). Il ne se penche activement à sa table qu’à la fin de septembre, où accoucher en quelques semaines de ce nouvel opéra en trois actes dont l’exécution occupe trois heures. À l’issue de la première – en cette Saint-Étienne 1770, elle dura le double de temps, ses entractes étant alors vécus à copieusement banchettare e ballare in buona compagnia –, le public fait un triomphe à l’ouvrage, dès lors admis à l’enchanter encore vingt autres soirs.
Au pupitre de ses Talens Lyriques, Christophe Rousset retrouve cet après-midi Mitridate qu’il enregistrait il y a plus de vingt ans, et qu’il jouait plus récemment à Londres avec Michael Spyres dans le rôle-titre [lire notre chronique du 29 juin 2017]. Après les productions de Robert Carsen, David Bösch, Clément Hervieu-Léger, Tim Albery puis Emmanuelle Bastet [lire nos chroniques du 31 octobre 2007, du 26 juillet 2011, du 11 février 2016, du 2 juillet 2023 et du 23 février 2025], ce deuxième enfant lyrique de la précocité mozartienne mêle, cette fois sans théâtre, instruments et voix sur la scène de l’avenue Montaigne. Dès l’abord, la tonicité requise par l’urgence dramaturgique de la partition est au rendez-vous, mais encore un moelleux certain, à la faveur du relief des timbres, infiniment soigné – une vivacité qui demeure donc salutairement cantabile. Le continuo s’avère directement parlant durant tout le concert, et l’élan amabile de certaines arie, simplement lumineux, estsagement préservé de cette fadeur, regrettable et pourtant convenue, dont croient devoir les affadir certaines baguettes autosatisfaites (un soudain accès de charité nous invite à ne les point nommer). En éternel amoureux de ce qu’il joue et, en saine complicité avec ce monde par lui formé à une plasticité toute personnelle comme en bonne intelligence avec l’équipe vocale, Rousset signe une lecture de haute volée qui enchante l’auditoire.
D’éberluante habileté, un septuor de choix célèbre avec bonheur l’inspiration de Mozart. Suivant l’ordre d’apparition, la clarté de timbre du mezzo Nina van Essen, projetant comme sans effort une émission dont séduit le naturel, fait d’emblée d’Arbate un personnage plus conséquent que d’accoutumé [lire notre chronique de The importance of being Earnest]. La couleur, l’expressivité glorieuse et une fermeté générale concourent à édifier un Sifare franchement bluffant : aussi, à partir de l’acte médian (Lungi da te, mio bene), le soprano Vanessa Goikoetxea s’impose-t-il avec évidence comme LA voix de cette matinée. Son duetto de l’Acte III, pure merveille en soi, s’en trouve considérablement magnifié. Encore faut-il savoir que l’Aspasia de cet extraordinaire Sifare n’est autre que Jessica Pratt [photo] qui maintes fois fit montre d’un art sûr [lire nos chroniques d’I puritani à Toulon, Marseille et Paris, de Francesca da Rimini, Les contes d’Hoffmann, Demetrio e Polibio, Il castello di Kenilworth, Semiramide, Rigoletto, Rosmonda d’Inghilterra et Le convenienze ed inconvenienze teatrali ainsi que du CD Delirio, sans oublier les récitals du 19 août 2019 puis des 30 juillet et 14 août 2020]. Par-delà un impact généreux, la grande belcantiste australienne brille par une agilité confondante et une présence charismatique. On admire la délicatesse des piqués aigus et une conduite vocale qui ne laisse guère percevoir le contrôle, tant la technique est acquise.
Récemment applaudi à Toulouse [lire notre chronique de Giulio Cesare in Egitto], le mezzo Rose Naggar-Tremblay campe aujourd’hui un Farnace crédible à souhait. La couleur timbrique particulière sert idéalement la morgue du personnage, dans des recitativi vigoureusement impactés. Curieusement, la première aria (Venga pur) convainc moins : le grave semble brumeux et n’est pas perceptible avec la même netteté que les autres étages de la tessiture, quand l’impédance, un rien terne, laisse sur sa faim. Guère mieux arrimée dans Va, l’error mio palesa (II), l’artiste donne la mesure de son talent dans un aria del pentimento à tirer les larmes, tant s’en révèlent grandes la sensibilité et la musicalité d’interprétation (Già dagli occhi il velo è tolto, III). On retrouve le ténor Alasdair Kent en Marzio vaillamment incisif, parfait dans cet emploi, quoique l’on devine des moyens qui laissent augurerdes incarnations plus étendues. Passé des interventions presque furtives mais efficaces, il livre, avec la fiabilité tranquille qui caractérise son chant, une aria de toute beauté (Se di regnar sei vago, III) dont il ne truque rien – aucune voix mixte, pas de falsetto : c’est avec une loyale hardiesse que les audaces de l’aigu sont abordées [lire nos chroniques de L’Italiana in Algeri, Il matrimonio segreto et Il Turco in Italia].
La brochure de saison annonçait initialement Sergueï Romanovsky dans le rôle-titre, ténor russe dont nos colonnes ont salué la superbe [lire nos chroniques de Castor et Pollux, Lucia di Lammermoor, Le siège de Corinthe, La bohème, Don Carlos, La donna del lago, Ricciardo e Zoraide, Rigoletto, enfin de la Messa da Requiem]. Le nom de Levy Sekgapane ne nous réjouit pas moins. Avec un chant très directionnel, le ténor sud-africain affirme une élasticité infaillible à la partie de Mitridate [lire nos chroniques d’Il califo di Bagdad, Enrico di Borgogna et La Cenerentola]. Avec raffinement il cisèle les arie etlivre à sa fureur un contre-ré renversant. La tendresse retrouvée d’un père débordé, qui a décidé de prendre le fatal poison et pardonne tout, trouve une élévation qui touche au sublime en ses demi-teintes. Enfin, nous découvrons le soprano Maria Kokareva dont l’émission tout en légèreté fait florès en Ismene à la technique exemplaire. Un rien tendue, voire timorée, dans In faccia all’oggetto (I), la chanteuse déploie résolument ses qualités dans So quanto a te dispiace (II). Il est peu de moments comme celui que nous venons de vivre, qui nous rend très reconnaissants envers ses maîtres d’œuvre – bravissimi tutti !
BB