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Chroniques
archives Sviatoslav Richter
enregistrements 1954
Il y a quelques semaines, mes collègues vous ont parlé du label Urania qui publie actuellement des enregistrements non disponibles ou inconnus du grand pianiste russe Sviatoslav Richter. Après une première parution consacrée à Glazounov, Scriabine et Moussorgski [lire notre critique du CD], une seconde offrant des œuvres de Prokofiev, Miaskovski, Scriabine et Franck [lire notre critique du CD], en voici une nouvelle regroupant Beethoven, Liszt et Prokofiev, dans des enregistrements réalisés respectivement en octobre (Moscou), juin et mai (Prague) de l’année 1954.
Pour commencer, les cordes moelleuses et profondes de l'Orchestre Symphonique de l'État Soviétique entamaient, cet automne-là, un Allegro con brio du Concerto en ut mineur Op.37 n°3 de Ludwig van Beethoven assez laborieux, surarticulé par Hermann Abendroth au point d'en devenir scolaire. Mais en ces temps difficiles de l'histoire russe, le miracle était souvent au rendez-vous ! Ainsi, dès l'arrivée du piano, malgré une bobine qui crache ses poumons et un instrument affreusement désaccordé, la grande énergie et l'accentuation très personnelle de Richter font de celive un moment inoubliable de musique, opposant la sauvagerie et le muscle de certains motifs à la légèreté de certains autres. Et l'on se prend à trouver que la pâleur de l'orchestre soit un atout : elle vient calmer le chaos richtérien ! Souffle incomparable, dans un dialogue constant entre brutalité et délicatesse, le meilleur Richter est là, à une époque où ses mains sont encore incroyablement fiables. Même le désaccord évident entre le beau geste large du pianiste et l'impatience du chef, dans le deuxième mouvement, est passionnant ; de fait, Richter est impérial, et Abendroth lui cède. Pour finir, le soliste prend le dernier mouvement comme une danse, et il a tout à fait raison : il s'agit bien d'un Rondo, même si de sérieux interprètes nous le font oublier depuis toujours. Richter le fait redécouvrir plus simplement, y révélant un caractère ancien, et donnant un grand relief aux péripéties et rebondissements futurs. Très engagé dans son clavier sur les deux dernières minutes, il affiche une vélocité effrayante et sans faille, emportant le public dans la tornade.
Moins directement émouvant, le Concerto en mi bémol majeur n°1 de Ferenc Liszt bénéficie ensuite du flamboyant Orchestre Philharmonique Tchèque dont l'incomparable Karel Ančerl cisèle ici les splendeurs. Véritablement fou, Richter donne un Allegro maestoso échevelé et satanique, conjuguant la puissance et la férocité tant de l'ours que du tigre. Infiniment nuancé, il présente un adagio lumineux où l'on entendra cependant quelques erreurs. Mais la douceur de certaines phrases et l'évidence de la respiration priment. Dans l'Allegretto vivace, c'est l'orchestre qui s'avère le plus facétieux, précis, clair et félin, tandis que le piano est agile et doux, tantôt rebelle, tantôt charmeur. On s'en doute : l'Allegro marziale animato est un véritable raz-de-marée !
Le premier disque s'achève par le Concerto en ré bémol majeur Op.10 n°1 de Sergueï Prokofiev, dont l'introduction festive débouche rapidement dans un autre type de folie, plus frénétique cette fois. Ici, le piano de Richter est un monstrueux rouleau compresseur. Quelle puissance ! Cela n'empêche pas Ančerl, conduisant l'Orchestre Symphonique de Prague, de travailler un climat inquiet, grâce notamment à des cordes extraordinaires. Il construit une couleur particulière dont la suavité souligne l'opposition à la percussivité du piano. Passant du jour à la nuit avec une facilité insolente, Richter est tour à tour élégant, joueur, et constructiviste.
AB