Chroniques

par laurent bergnach

Georges Aperghis
musique de chambre

1 CD NEOS (2025)
12525
quatre opus chambristes signés Georges Aperghis

Avec amertume, Georges Aperghis (né en 1945) a vu beaucoup d’utopies s’effondrer à la fin du XXe siècle. « Il fallait arrêter de rêver et devenir efficaces, témoigne-t-il auprès de Nicolas Donin. Les figures qui ont électrisé ma jeunesse – Satie, Duchamp, Cage – ne représentent, selon ce point de vue, que du temps mal investi et mal géré. » (in Conversations imagées 2019-2021, Éditions Philharmonie de Paris, 2022) [lire notre critique de l’ouvrage]. Or, pour celui qui vit depuis toujours entouré d’images, qui possède même des catalogues de motifs textiles pour aviver son imaginaire, cultiver l’insouciance et défendre le temps perdu n’est pas négociable. Il faut donc résister. Face à la violence du capitalisme, l’artiste fait le choix d’une liberté bienveillante qui s’illustre, notamment, par des partitions chambristes allégées : « Toute indication est à la fois un gain de sens et une barrière. Or, je préfère les portes ouvertes. Du fait de ma réticence à noter en détail, les musiciens parfois se trompent […]. Tant pis, c’est un risque à prendre, ce n’est pas grave qu’il y ait des ratés ».

Le catalogue de chambre d’Aperghis est à l’honneur de cette nouvelle sortie du label NEOS, notamment avec deux pièces pour cymbalum, inédites au disque. La plus ancienne donne son titre à l’album : Ligne de fissure (Saintes, 2008). « J’ai voulu me poser un défi en ne faisant que du chromatisme pour la pièce, ce qui est une vraie gageure pour moi, explique son auteur à la musicologue Anne Montaron. Du coup, j’imaginais la musique comme des lignes qui montent et dessinent des fissures dans le mur. Après, seulement, j’ai trouvé l’harmonie » (notice du CD). Une nouvelle fois, on réalise l’importance de l’image pour celui qui, peintre durant l’adolescence, assume d’être allergique au concept – « La peinture de Bacon m’a beaucoup aidé pour ça, à une époque où tout le monde se prosternait devant Rothko et Mondrian ». La funambulesque Sur le fil (Cluny, 2023), avec ses rondeurs et ses épines, est notre préférée des deux.

Dédiée à Teodoro Anzellotti, son créateur [lire nos chroniques du 13 novembre 2004, du 3 juillet 2005, du 10 juin 2007, du 19 octobre 2018 et du 16 février 2019], Merry go round (Stuttgart, 2020) est une pièce fondée sur le mouvement circulaire, à l’image du carrousel. « Comme les figures du manège qui passent devant nous, explique Aperghis sur son site personnel, les différentes séquences musicales se succèdent. Il s’agit de passer d’une façon ludique et sans transition, d’un caractère à l’autre, obstinément ». Ici, le compositeur s’intéresse à l’idée de seuil, avec un interprète mi-musicien mi-danseur, tenant un accordéon qui a sa propre typicité mais aussi des accents d’orgue, voire de cordes – Vincent Lhermet, l’accordéoniste du présent disque.

La quatrième et ultime œuvre au programme se nomme Tingel Tangel (Toulouse, 1991), qu’on traduit par « cabaret de bas étage », pour laquelle Aperghis évoque Carnaval de Schumann (« un petit théâtre mental »). Dans une dizaine de sections aux noms évocateurs du cirque et du théâtre musical (Masques, Équilibristes, Salto mortale, etc.) – là encore le seuil, la limite –, l’accordéoniste et la percussionniste (et cymbaliste) Françoise Rivalland [lire notre chronique d’Entre chien et loup] sont rejoints par le soprano Angèle Chemin [lire nos chroniques de Fünf Lieder nach Georg Trakl, Belboul et La chanson d’Ève]. Aperghis commente ainsi ses interventions : « On ne sait pas très bien ce que la chanteuse raconte ; et quand enfin on a compris, c’est déjà trop tard, car on est passé au numéro suivant. Je n’ai pas envie que ce qui est dit influence la musique ». Comme souvent avec le natif d’Athènes, on est emporté par une fantaisie énergique et revigorante, ici teintée de folklore exotique ou d’une ambiance de série noire. On aura donc plaisir à retrouver Tingel Tangel sur scène (7 février 2026), lors du prochain festival Présences, consacré à son créateur – enfin !

LB