Chroniques

par bertrand bolognesi

Luciano Berio
Écrits sur la musique

Éditions Philharmonie de Paris (2025) 688 pages
ISBN 979-10-94642-66-5
Les Éditions Philharmonie publient en français les Écrits de Luciano Berio...

Avec Écrits sur la musique de Luciano Berio, enfin le public francophone accède à l’un des corpus théoriques les plus stimulants du Second XXe siècle. Cette édition en langue française, établie par Angela Ida De Benedictis à partir des Scritti sulla musica publiés en Italie en 2013, rassemble des textes couvrant près d’un demi-siècle de réflexion, depuis les années du Studio di fonologia musicale jusqu’aux pages tardives sur la mémoire, la citation et la culture populaire. L’intérêt majeur du volume tient à la nature même de la pensée du compositeur ligure, une pensée non systématique, volontairement mobile, traversée par des allers-retours constants entre pratique et théorie. Berio ne construit jamais un discours clos mais avance par bonds, déplacements et analogies, souvent audacieuses, entre musique, linguistique, anthropologie, littérature et théâtre. Loin de tout formalisme dogmatique, ses textes interrogent inlassablement le pourquoi et le comment de l’existence des œuvres, qu’elles soient celles de Berio lui-même ou celles de ses contemporains ou encore de ses aînés, refusant les jugements de valeur esthétiques au profit d’une analyse des conditions de production, de perception et de signification.

Les épisodes consacrés à l’œuvre ouverte, au théâtre musical ou au geste comptent parmi les plus éclairantes. Berio y affirme une conception profondément critique de l’opéra moderne qu’il considère comme une forme devenue paraphrase d’elle-même, incapable de renouveler ses conventions autrement que par le kitsch ou la citation inconsciente. À l’inverse, il défend le théâtre musical qui semble assumer l’aptitude générale à révéler la dramaturgie inhérente à tout comportement symbolique. Cette réflexion s’inscrit dans un dialogue constant – parfois approximatif dans ses citations – avec Brecht, Adorno, Chomsky, Eco et Joyce, dialogue dont l’ardent sérieux n’exclut ni la provocation ni l’ironie.

L’un des fils conducteurs les plus féconds demeure sans doute la question de la mémoire : mémoire stylistique, mémoire culturelle, mémoire sonore. Luciano Berio met en garde contre une analyse qui deviendrait purement archéologique : la capacité de se souvenir peut devenir un poison si elle n’est pas contrebalancée par un désir d’oubli et de communication. Le texte – littéraire ou musical, voire théorique – a besoin d’oubli pour rester vivant. Cette tension irrigue également son investigation des musiques populaires, abordées sans condescendance, Berio voyant là des laboratoires sociaux et esthétiques d’une richesse exceptionnelle.

On ne peut toutefois passer sous silence un point plus problématique : si elle vise une fidélité hardie à l’esprit du compositeur, l’option de chapitrage, fondée sur de vastes catégories conceptuelles (Réfléchir pour…, Faire… en studio, etc.), se révèle d’un maniement extrêmement incommode. Nombre de textes auraient pu trouver place dans plusieurs sections que celle où on les trouve, et cette organisation, revendiquée par l’éditrice, en chambres moins communicantes qu’il y paraît de prime abord, désoriente le lecteur plus qu’elle ne l’accompagne.

Par-delà cette réserve formelle et quelques choix traductologiques parfois maladroits sinon décoiffants, Écrits sur la musique s’impose comme un ouvrage indispensable. Outre son avènement à l’occasion du centenaire de la naissance du compositeur, certes trop peu fêté (et bien mal) de ce côté-ci des Alpes [lire notre chronique du 29 novembre 2025], il donne à entendre un artiste pour qui écrire n’était ni commenter son œuvre ni produire une doctrine, mais penser la musique comme fait culturel total, inséparable de ses usages, de ses contextes et de ses contradictions – une leçon de liberté intellectuelle, toujours actuelle. Il vient compléter la fort belle collection des Éditions de la Philharmonie de Paris [lire, si l’on s’en tient au domaine contemporain, nos chroniques d’Écrits de Steve Reich, Catalogue d’exposition Pierre Boulez, Écrits de Kurt Weill, Conférences de Morton Feldman, Paroles sans musique de Philip Glass, Conversation imagée entre Georges Aperghis et Nicolas Donin, Interpréter de Theodor Wiesengrund Adorno, Écrits d’Arnold Schönberg et de la Correspondance Pierre Boulez et Pierre Souvtchinsky].

BB