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Chroniques
Maurice Ravel
Correspondance, écrits et entretiens (I et II)
Pendant plus d’un quart de siècle, Manuel Cornejo a réuni des documents portant la signature de Maurice Ravel (1875-1937), soient ses correspondances, écrits et entretiens, comme l’annonce aujourd’hui Gallimard sur son coffret contenant deux volumes. Cette somme avait déjà été portée à l’attention du public en 2018 – chez un autre éditeur –, mais elle s’enrichit encore de plus de deux cent cinquante documents nouveaux, preuve de la quête inlassable du président-fondateur de l’association des Amis de Maurice Ravel.
Sur presque trois mille pages, près de deux tiers regroupent la correspondance de l’auteur du Boléro. Même en retirant les courriers d’autres expéditeurs placés ici pour mettre en relief quelques admirations et exaspérations du monde musical (Debussy, Fauré, Poulenc, Satie, etc.) dont le destinataire n’est pas Ravel, on réalise que ce dernier fut un épistolier assidu, contrairement à une rumeur tenace. Disons-le d’emblée, certaines lettres feraient aujourd’hui l’objet d’un appel téléphonique – appareil installé à Montfort-l’Amaury (1926), quelques années après le calo (1923) –, tant elles sont brèves et organisationnelles, pour tout dire inessentielles. Cependant, elles participent à peindre un artiste sociable et mondain, obligé de fuir Paris et ses invitations afin de pouvoir continuer son travail. Dès la jeunesse, ce travail est d’ailleurs la meilleure excuse, pour expliquer des retards de correspondance, lesquels vont s’amplifier avec l’arrivée du succès. Ravel évoque alors davantage manque de temps (diverses tournées à l’étranger) et carence d’énergie (assauts de paresse ou de cafard – « la cosse », comme il dit), également nocifs à l’écriture de notes.
Passons vite sur l’insouciance d’un musicien qui parle boutique (premiers contrats, vie associative, etc.) ou se réjouit de saines villégiatures, et abordons son entrée dans la Grande Guerre avec l’envie d’en découdre – à la suite de son jeune frère Édouard (1878-1960). Se rêvant dans l’aviation, le frêle Ravel met plusieurs mois à intégrer un régiment d’artillerie, d’abord affecté au service postal, au volant d’une camionnette. Les périodes de tensions et d’accalmie se mesurent au nombre de courriers envoyés – 16 en 1915 contre 199 l’année suivante (son record, toutes périodes confondues) –, avec une préférence du soldat pour les premières. Beaucoup d’amis étant mobilisés, eux aussi, ce sont des femmes, surtout, qui recueillent les détails de son quotidien militaire, et principalement Mme Fernand Dreyfus, une marraine de guerre dont les colis calment ses fringales. L’apparition de la souffrance spirituelle (ennui, déprime, tourments créatifs) et corporelle (gelures, insomnie, dysenterie, etc.) font virer au cauchemar une vie aventureuse, stimulante au départ. La mort de sa mère adorée, début 1917, l’abat davantage, source d’un désespoir qu’il évoquerait longtemps.
Persuadé qu’il n’arrivera plus jamais à composer, le « poilu en peau de bique » revient lentement à la vie après la guerre, avec son goût pour les beaux habits, les bibelots et les innovations technologiques (machine à écrire, électrophone, etc.), sa bienveillance envers d’apprentis confrères ou chanteurs, son affection pour les animaux et les enfants. Dans ses courriers, peu de politique et encore moins de sexe. En revanche, on savoure un ton familier, voire argotique, et un humour souvent rosse, qui rendent l’épistolier éminemment sympathique – même pour qui aurait l’indifférence d’un Satie envers l’art du musicien. Hélas, les mots d’esprit alternent de plus en plus avec des plaintes concernant sa neurasthénie et sa perte de repères, en particulier après l’accident de taxi de 1932 [lire notre critique de l’étude médicale Le cerveau de Ravel, d’ailleurs préfacée par Manuel Cornejo]. Pour mesurer ce qu’il endure, citons ces lignes adressées à une amie luzienne : « Écrivez-moi quelquefois : je tâcherai de vous répondre quoiqu’il me faille pour cela des journées de torture : il y a plus d’une semaine que j’ai commencé cette lettre » (1934).
Le dernier tiers de ces trois mille pages regroupe des textes variés, tels que lettre ouverte, droit de réponse, manifeste, et comptes rendus d’événements musicaux pour différentes revues. Datés de 1928, année d’une célèbre tournée en Amérique du Nord (janvier-avril), deux d’entre eux renseignent sur la vision artistique que le Français partage avec un continent neuf : l’article Il faut prendre le jazz au sérieux ! ainsi qu’une conférence sur la musique contemporaine. Dans cette dernière, on croise des noms qui sont chers à Ravel, soit parce qu’en lien avec son évolution personnelle (Fauré, Chabrier, etc.), soit parce qu’ils méritent le respect de leurs pairs (Bartók, Casella, Hindemith, Milhaud, Schönberg, Stravinsky, etc.). On retrouve très souvent l’un ou l’autre de ces noms (avec également Debussy, Mozart et Poe) dans les entretiens placés à la suite de ces écrits, lesquels ne sont pas uniquement centrés sur les propres œuvres de Ravel, conçues ou à venir.
Enfin, outre une biographie sommaire du compositeur qui prépare à la découverte de sa prose, évoquons les annexes qui rassemblent quelques listes non dénuées d’intérêt, parmi lesquelles celle de ses correspondants – une brève notice de centaines de personnes dont certains Apaches et « pingouins [de]la classe MR » –, celle d’annotations de professeurs au temps du conservatoire, ou encore celle d’associations dont il fut plus ou moins proche – sachant que souvent, pour ne pas avoir à motiver son refus, le sollicité recours à une méthode toute simple : « j’adhère et n’y fiche pas les pieds ». Cet appareil éditorial atteste davantage, s’il en était besoin, du travail exceptionnel effectué par Manuel Cornejo.
LB
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