Chroniques

par bertrand bolognesi

Erdbeben, Träume | Tremblement de terre, rêves
opéra de Toshio Hosokawa

Staatsoper, Stuttgart
- 6 juillet 2018
Un nouvel opéra d'Hosokawa à Stuttgart : "Erdbeben, Träume", d'après Kleist
© a.t. schaefer

Parmi les nombreux récits d’Heinrich von Kleist, il en est un de 1807 qui interroge le fanatisme religieux, exacerbé par une circonstance géologique lue par ses personnages comme un signe divin. Das Erdbeben in Chili (Le tremblement de terre au Chili, paru en langue française en 1832) est une courte nouvelle à l’impact percutant, brutal même, par-delà les longues phrases élégamment articulées qui font de l’homme de lettre allemand le précurseur de Proust (avec, en sus, une maîtrise parfaite de la grammaire, ce qui ne fut guère le cas du grand Marcel, n’en déplaise aux proustolâtres). Alors qu’une brouille familiale, sur fond de jauge financière, pour ne point dire sociale, sépare un couple adolescent, le séisme apparaît d’abord comme une aubaine à la faveur de laquelle, dans la grande confusion qui s’ensuit, les amants unis peuvent enfin vivre libres, sans se cacher. Mais passé le choc du dénombrement des victimes qui relativise les comportements et les jugements moraux qu’ils inspirent, parmi les survivants la sottise revient au galop. En pleine cérémonie, les jeunes amoureux sont soudain désignés par l’Église comme responsables de la catastrophe naturelle, décidée par Dieu-le-père-tout-puissant pour punir ces grands pêcheurs, emportant des milliers d’innocents dans son aveugle colère. L’admirable puissance critique de Kleist est diablement concentrée dans ce conte noir, conclu par un atroce lynchage, qui, comme presque toute sa littérature, fait naître une légitime indignation, cette hargne de l’esprit que d’aucuns ont craint comme une menace révolutionnaire, ô combien romantique.

Pour cette commande de l’Opéra de Stuttgart à Toshio Hosokawa, la confection du livret fut confiée à Marcel Beyer (né en 1965). Le romancier allemand s’est emparé de la nouvelle originale en la déplaçant dans notre quotidien. Il a imaginé l’histoire racontée du point de vue de l’enfant de ce couple maudit, Philipp, joué par une comédienne dont l’art pourrait s’apparenter au butō. Alors qu’un tel matériau pouvait, en effet, rencontrer avec avantage le monde contemporain traversé par bon nombre de fanatismes – religieux, certes, mais encore nationaux, idéologiques, économistes, politiques, sanitaires, protectionnistes, etc. –, c’est à la croisée de deux histoires familiales que s’est attaché l’écrivain, dans un parfum d’accusation sociale dont la stérile puérilité, qui n’a rien de rafraîchissant, ne fait que générer la confusion dans le tissu dramaturgique. À l’inverse de Kleist qui utilisait un tremblement de terre réel du XVIIe siècle pour donner à réfléchir au lecteur du XIXe, Beyer rompt la distance… sans succès, remâchant plusieurs poncifs cinquantenaires éculés.

Demeure le principal : la musique d’Hosokawa.
Après Stilles Meer il y a deux ans, sur fond de tsunami [lire notre chronique du 27 janvier 2016], le compositeur japonais, décidément productif dans le domaine lyrique [lire nos chroniques d’Hanjo, Matsukaze et The raven], signe une œuvre délicatement ciselée. Une texture savante au grand souffle domine les ensembles choraux, superbement servie par les artistes du Staatsopernchor Stuttgart et les jeunes voix du Kinderchor der Oper Stuttgart et du Knabenchor Collegium Iuvenum Stuttgart, placés sous la direction de Christoph Heil. L’écriture orchestrale affirme un raffinement extrême, avec d’infimes subtilités timbriques que ponctuent des tutti apocalyptiques. À la tête du Staatsorchester Stuttgart, récemment applaudi dans La selva incantata d’Henze [lire notre chronique du 16 avril 2018], Sylvain Cambreling profite en gourmand de la riche inspiration instrumentale d’Hosokawa. Les interventions des solistes vocaux ne se comprennent pas dans la stricte acception de rôles, ils participent plutôt à une sorte de rituel qui les fait porteurs, sinon garants, de personnages qu’ils n’ont pas à incarner. Cette caractéristique particulière d’Erdbeben, Träume donne à penser qu’une interprétation en oratorio serait peut-être préférable. On apprécie les interventions d’Esther Dierkes (Josephe), de Sophie Marilley (Elvire) et de Josefin Feiler (Constanze), la puissance dramatique trouvant à s’édifier dans la nature même de ses trois voix sans qu’il ait été besoin de jeu. À ce titre, le seul personnage identifiable en tant qu’objet de théâtre est le chef d’un gang d’adolescents, délinquant persifleur et sadique chanté par le contre-ténor Benjamin Williamson. La tendresse lyrique de Dominic Große (Jeronimo) et la robustesse chaleureuse d’André Morsch (Fernando) portent haut leurs parties.

La scénographe Anna Wiebrock s’organise en un espace qui se meut, en verticalité, sur plusieurs niveaux. Le séisme a déjà eu lieu lorsque le rideau se lève, comme en témoignent le béton lézardé de la villa, la torsion presque douloureuse des rampes métalliques d’une passerelle urbaine, etc. Le mouvement des divers éléments de décor génère un sentiment d’insécurité, avec ce vacillement constant des constructions (comme si la terre tremblait au ralenti). Jossi Wieler et Sergio Morabito, dont le mandat stuttgartois s’achève avec cet opéra (c’est aussi le cas de Cambreling), trouvent appui sur ce paysage de ruines pour faire vivre une humanité post-traumatique – celle du chœur, principalement – autour d’un centre névralgique muet : le fils de Josephe et Jeronimo, l’omniprésent Philipp (Sachiko Hara).

BB