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Chroniques
The turn of the screw | Le tour d’écrou
opéra de Benjamin Britten
Benjamin Britten, voilà bien un nom qui sonne local ! C’est à peine moins vrai pour l’écrivain Henry James, auteur de la nouvelle The turn of the screw (1898) dont est tiré l’opéra éponyme (1954), le New-yorkais ayant obtenu la nationalité britannique en 1915. C’est en tout cas nettement moins exotique que Bedřich Smetana, c’est sûr [lire notre chronique de la veille] !
Lorsque commence le conte noir, duel d’une jeune gouvernante avec deux revenants qui œuvrent à la perdition des enfants font elle conduit l’éducation, on ne sait pas encore que le Prologue, narrateur comme il y en a souvent dans les opus de Britten, inspiré par le modèle antique, sera bientôt le pervers Peter Quint. D’abord tout à l’éloquence du récit, Ed Lyon compose ensuite le plus malsain des domestiques, construisant son piège avec un art parfait de la nuance. Les mélismes insidieux par lesquels la partition caractérise le personnage trouvent dans la voix souple du ténor les ingrédients pour en révéler peu à peu la dépravation. Avec son physique de joli cœur, ce Quint est un péril plus redoutable que jamais [lire nos chroniques d’Orfeo, Hippolyte et Aricie, Semele, King Arthur, Journal d’un disparu et Tristan und Isolde].
L’autre fantôme s’appelle Miss Jessel. Elle fut l’institutrice des chérubins, mais aussi la maîtresse de Quint, prête à tout pour lui complaire, dans une relation tourmentée. Le soprano dramatique Katherine Broderick en fait une figure écrasante qui convoque ses grands moyens de wagnérienne. Quelle puissance, et quelle noire couleur vocale [lire notre chronique de War Requiem] ! Du côté des gentilles, on retrouve le mezzo-soprano flatteur de Kathleen Wilkinson, Mrs. Grose autoritaire par incompréhension, candide par manque d’imagination, complice involontaire des ombres par esprit casanier. Elle donne une leçon de chant, avec un outil développé, très sonore [lire nos chroniques de Sancta Susanna et de Peter Grimes]. Au cœur de la bataille, les gamins. Flora est efficacement chantée par Adrianna Forbes-Dorant, plus adolescente qu’enfant, tandis que le petit Miles, dont la chanson Malo fait presque mal au ventre de mélancolie maladive, est royalement incarné par Leo Jemison, garçon de onze ans à peine et déjà grand acteur et chanteur.
Sans conteste, le pilier de la représentation est la Gouvernante bouleversante de Sophie Bevan. La loyauté du personnage transparaît jusque dans l’émission franche de la voix. La timidité de la prise de poste, au début du spectacle, s’entend aussi dans une projection discrète, mais dès que la jeune femme comprend qu’elle doit s’affirmer plus, le chant prend de l’ampleur. Cet à-propos psychologique du soprano est tout à fait remarquable. Son incarnation est intense et ne laisse personne indifférent [lire nos chroniques de Siegfried, Zaide et Gloriana]. Et savez-vous comment Sophie Bevan a débuté sa carrière ? Dans la partie de Flora, tout simplement, il y a plus de quinze ans !
Avec de tels artistes sous la main, la réussite est assurée sans qu’il soit nécessaire de s’embarquer dans une conception à l’alambic. Il suffit à Christopher Oram de montrer le délabrement de Bly, manoir poussiéreux et rouillé, dont les grandes fenêtres voilent la vue par leurs vitres ruinées. Des ectoplasmes rôdent sous la lumière volontairement ingrate de Malcolm Rippeth, ce qui n’était pas gagné dans une serre tout en verre comme celle où notre festival de l’Oxfordshire donne ses productions. Signataires des costumes, Oram respecte la période victorienne de l’intrigue. Plutôt que de prendre à rebours le soleil de Garsington, ces réalisateurs le mettent habilement à contribution pour faire vivre l’au-delà. La metteure en scène Louisa Muller parvient à brosser le portrait du mal absolu, sans choisir ce qui se serait vraiment passé autrefois dans ses murs habités. Pour le deuxième acte, le jour s’est couché. Le petit monde de Bly devient alors proprement effrayant ! Prenant intelligemment appui sur le talent des chanteurs et leur force d’évocation, Muller avance toujours plus loin dans l’épouvante et le sentiment de culpabilité de la Gouvernante qui n’a pas réussi à sauver Miles.
À la tête du Garsington Opera Orchestra, Richard Farnes entretient une tension permanente. Contrairement à beaucoup de ses confrères qui s’en tiennent à la nature séquentielle de l’œuvre, il parvient à édifier une grande arche dramatique qu’on n’imaginait pas possible avant ce soir. Complice avisé des chanteurs, le chef sait encore profiter de la cuisine très épicée de Britten dont il révèle les saveurs complexes [lire nos chroniques de Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried et Götterdämmerung]. Une grande soirée !
HK